De taille normale, je n’ai jamais trouvé que j’étais plus beau qu’un autre. J’ai beaucoup appris avec mon frère, et j’ai toujours essayé de lui ressembler, plus ou moins. Evidemment, nous n’avons pas les mêmes traits. Il a ceux de notre mère, et j’ai ceux de mon père. Je suis plus petit que lui, un peu moins musclé, brun avec de grands yeux noirs. Les nombreuses femmes que j’ai fréquenté en trente ans m’ont toujours dit que j’étais un homme ténébreux, fascinant, le « beau garçon » hypnotiseur. Je ne sais pas si c’est vrai, mais quand je me regarde dans la glace, je ne peux pas dire que je suis moche en tout cas.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été quelqu’un de timide. Je ne parlais que lorsque j’en étais obligé, et en classe, non-seulement je ne répondais jamais, même quand j’avais la réponse, mais en plus, j’étais toujours dans la lune. On pourrait me qualifier de rêveur en effet. D’un autre côté, si je suis timide, il n’empêche pas moins que j’adore sortir et draguer. C’est une partie paradoxale de moi-même que je n’arrive pas à expliquer, sûrement parce que je l’ai fait d’abord par mimétisme, en suivant mon frère. En réalité, je n’ai pas et n’aurai jamais l’attitude du leader, je suis plutôt en retrait, j’obéis aux ordres comme on me l’a appris à l’armée…

« Ouais, c’est ça, casse-toi, gros pédé ! Tu nous manqueras pas ! »

Tels furent les mots qui accompagnèrent ma sortie de la caserne. Des mots injustifiés, injustes, infondés, et surtout idiots et grossiers. Ayant abandonné l’école à seize ans, j’avais voulu m’enrôler dans l’armée après avoir vadrouillé et fait quelques petits boulots jusqu’à mes vingt ans. Je me débrouillais avec les bécanes, et comme je n’avais pas vraiment un profil de militaire, j’ai postulé pour devenir mécanicien.
Dix ans plus tard, je quitte tout ce que j’avais, tout ce que j’étais. L’armée m’avait recueilli quand je ne savais plus où aller, et maintenant je m’y sens rejeté. Tout ça pourquoi ? Parce qu’une rumeur avait plané dans la caserne, comme quoi je serais homosexuel, chose que je niais en tout point. Je n’avais jamais rien fait qui puisse faire penser que je l’étais, et quand bien même je le serais, pourquoi ne pourrais-je pas vivre tout à fait normalement ? Je savais qu’il s’agissait d’un milieu plutôt fermé aux idées nouvelles, mais surtout, certains de mes camarades me connaissaient depuis des années et savaient bien que je m’intéressais aux femmes. Et maintenant, les moqueries en arrivaient au point que même mes supérieurs ne pouvaient plus rien faire pour moi. Ma seule et unique solution : partir. Ce que j’ai fait.

Je m’appelle Jeremiah, mais j’ai toujours détesté ce prénom, sans vraiment savoir pourquoi. C’est pourquoi j’utilise mon deuxième prénom, Ethan. Seuls ma mère et mon frère m’appellent Jeremiah. Mon père, quant à lui, s’est barré quand j’avais cinq ans. Sans figure paternelle, j’ai alors toujours voulu ressembler à mon frère. Je m’habillais comme lui, je parlais comme lui, et j’agissais comme lui. Aidan a cependant cinq ans de plus que moi, et a toujours eu un train d’avance, tout en essayant de me faire faire des conneries. C’est pour cette raison que je n’ai pas fait d’études supérieurs, et aussi parce que nous n’avions pas d’argent. Ainsi, enchainant les conneries en voulant l’imiter pendant que lui réussissait brillamment une carrière de commercial grâce à la seule force de son culot, je me suis retrouvé dans l’armée, un peu perdu.
Désormais orphelin de métier, et bon seulement pour réparer des voitures, j’erre sans but, en essayant de trouver quelque chose à faire. Je n’ai jamais voulu dire à ma mère que j’avais quitté l’armée. Elle était fière de m’y voir là-bas, et seul mon frère sait ce qu’il s’est passé. Il me soutient à sa manière, mais il n’est pas là pour savoir comment je vais, trop occupé par sa propre carrière. Il ne me reste plus qu’à me reprendre en main. Je connais Toronto comme ma poche, j’ai grandi ici, peut-être que quelqu’un voudra bien m’employer dans un garage. Néanmoins, je me rends compte que je suis atrocement seul, et que l’armée était comme une seconde famille pour moi… le retour sur terre est bien compliqué…