Depuis le matin même, je ne cessais de regarder par le judas de la porte d'entrée. J'avais repéré un camion de déménageur en me levant avant de réveiller les enfants et j'avais compris en entendant le bruit dans le couloir que j'allais avoir de nouveaux voisins. J'étais trop curieuse, mais je craignais légèrement pour ma tranquillité. Les propriétaires de l'appartement en face de mon duplex étaient à la recherche de locataires depuis quelques temps déjà, et moi j'étais bien contente de n'avoir personne. C'était un peu égoïste, mais c'était une question de discrétion. J'aurais peut-être dû acheter une belle et grande maison, mais il me fallait quelque chose de sobre, et surtout, qui n'était pas trop loin du centre non-plus. La banlieue n'était pas si mal. Et je m'en contentais bien.

La journée fut tranquille, quoique ponctuée des bruits de la cage d'escalier. Il y avait deux appartements par palier, et le mien n'était à cheval sur deux étages. C'était un duplex montant, situé au dernier étage de l'immeuble, qui n'était déjà pas très haut. L'appartement en face du mien n'était qu'un simple logement, avec néanmoins un grenier, non-aménageable.
C'était le week-end, nous étions en famille, tranquille, et j'avais décidé de jouer un peu de piano avec les enfants. C'était rare que j'accepte de jouer sur le piano de Matthew. Ça faisait une éternité que je n'y avais pas touché, et en plus, j'avais l'impression d'aller encore plus mal qu'avant quand j'en jouais. Sauf que depuis quelques temps, j'allais mieux. J'étais plus sociable depuis que j'avais rencontré David, depuis que j'avais retrouvé Ella, ma cousine, et depuis que Jonathan et moi nous voyions presque tous les jours, quand je rentrais de l'université, et qu'il gardait mes enfants. J'allais mieux. Beaucoup mieux.
Finalement, en fin d'après-midi, la sonnette de la porte d'entrée retentit, et les enfants se précipitèrent sur la porte, m'enlevant toute chance de faire semblant de ne pas être là. Je m'attendais à voir un couple de vieux en ouvrant la porte. Je n'avais pas envie de partir dans de longs discours.
Toutefois, je fus surprise en voyant une jeune femme, blonde comme moi, à peine âgée de plus de vingt-cinq ans, tenant un plat où reposait fièrement un gâteau au chocolat. J'étais choquée, si choquée que j'en oubliais les bonnes manières jusqu'à ce qu'elle prenne la parole :

- Bonjour, je m'appelle Sarah, je suis votre nouvelle voisine !

Immédiatement, je collai un sourire sur mes lèvres, en posant mes mains sur les deux têtes de mes enfants, puis je lui retournai la politesse :

- Enchantée Sarah... Je m'appelle Abigail et voici Johanna et Leopold.

Je me trouvais gourde, en disant cela. Je n'avais plus l'habitude des présentations. Surtout que partout où j'allais, tout le monde me reconnaissait, avant, et encore parfois aujourd'hui. Pour une fois, j'avais l'impression d'être normale. Et j'avais oublié ce qu'on ressentait, quand on était normale... Elle ne me connaissait peut-être pas.. et tant mieux !! Je n'avais pas encore envie de lire de la pitié dans son regard, je n'avais pas envie de devoir raconter encore une fois toute l'histoire... Alors si elle ne me connaissait pas, ce serait mieux pour tout le monde.

- Entrez Sarah, je vous en prie.

Je me décalai de la porte pour la laisser entrer, et les enfants partirent dans le salon en courant, Leopold essayant de suivre sa grande sœur tant bien que mal. Il débutait encore dans l'art de la marche, et il tomba plusieurs fois, sans se faire mal, avant de pouvoir poser ses fesses à côté de Johanna, une fois à destination.
Quant à moi, je fermai la porte derrière Sarah, en ne sachant plus quoi faire d'autre. Les relations humaines, ce n'était définitivement pas mon truc depuis que j'étais partie de New-York.

Je me rendais compte qu'elle n'était pas venue ici dans un autre but que celui de faire connaissance. Pourquoi étais-je obligée d'être méfiante, tout le temps ? Elle devait me prendre pour une idiote. Il fallait que j'apprenne à redevenir normale de temps en temps. Mais c'était de la faute de Matthew ça. Il m'avait habituée à être paranoïaque et à essayer de sonder toutes les personnes que je croisais. Pourquoi une nouvelle voisine serait pleine de mauvaises intentions ?

- Vos enfants sont vraiment adorables !

Là, elle me plaisait. Je lui fis un sourire aimable. Dès que l'on me parlait de mes enfants, j'étais obligée d'être ravie. Surtout quand on en disait du bien. Ils étaient adorables, en effet. Pour l'instant. Je savais bien qu'en grandissant, ils seraient plus difficiles. Mais ce n'était pas demain la veille !
Avec empressement, je l'invitai à prendre place sur le canapé, pour que l'on puisse discuter et je surveillai en même temps les enfants, qui jouaient calmement tous les deux.

- J'espère que vous aimez le chocolat, ainsi que vos enfants !J'espère aussi que je n'ai pas fait trop de bruit dans l'escalier, c'est un peu difficile de ne pas faire de bruit quand on déménage, mais je n'aime pas déranger ...

J'avais jeté un coup d'oeil aux enfants quand elle avait parlé de chocolat pour voir s'ils avaient compris ce qu'elle avait dit. Ils s'en fichaient pas mal pour l'instant, mais je savais que ça changerait quand ils verraient le gâteau.

- Ils adorent ça, et moi aussi, je vous rassure ! C'est très gentil de votre part, vous n'étiez pas obligée !

Quant au déménagement, nous avions entendu les déménageurs surtout, pas vraiment la jeune femme. Et puis, ça n'avait duré qu'un jour, alors tout allait bien. De plus, avant d'acquérir ce duplex, j'avais fait en sorte de pouvoir être sûre de faire des travaux et d'insonoriser un peu l'endroit. Alors il n'y avait vraiment que dans l'entrée que l'on pouvait entendre ce qu'il se passait dans la cage d'escalier, ou alors quand il n'y avait aucun bruit dans l'appartement...

- Je n'ai rien entendu, ne vous en faites pas. Ça a été assez rapide, j'ai l'impression !

Ce qu'elle me confirma d'un signe de tête. Le silence reprit alors ses droits et je ne sus que dire pendant quelques instants. C'était un peu gênant comme situation, et Sarah paraissait un peu timide. Ce que je comprenais aisément, je devais dire que je n'étais pas mieux non plus et surtout je n'avais pas envie de parler de moi... alors autant parler d'elle !

- D'où venez-vous, Sarah ? Vous êtes de Toronto ?

La jeune femme me fit un grand sourire, contente que j'ai avancé un peu dans notre discussion. Je sentais qu'elle était un peu gênée, et je devais dire que malgré le fait que j'étais chez moi, et que normalement, je ne devrais pas être anxieuse, je ne pouvais m'empêcher de l'être. C'était une nouvelle tête pour moi, et comme avec toutes les nouvelles têtes, je devais faire attention à ce que je disais. Ce qui n'empêchait en rien sa bonne humeur de m'atteindre, et également de me faire plaisir. J'étais heureuse de voir que je pouvais encore être quelqu'un de normal. Je ne le dirais jamais assez.

- Non ! J'arrive tout juste de la banlieue de Los Angeles, et une opportunité de travail s'est présentée à moi, je gère la chaîne de yaourts glacés Orange Orange aux Etats-Unis, mais j'ai beaucoup d'adjoints qui font le travail à ma place là-bas. Je me sentais inutile donc j'ai décidé d'essayer de m'implanter ailleurs et de recommencer de zéro, pour voir si ça peut marcher, et Toronto est une ville qui me parait dynamique et en plus le paysage y est juste superbe !

Wow. Impressionnant ! Ma nouvelle voisine était donc chef d'entreprise. Alors je n'avais aucun soucis à me faire, elle allait être très calme. Enfin, elle était jeune, peut-être qu'une fois qu'elle aurait fait connaissance avec les gens d'ici, elle déciderait de faire la fête. Peu importait pour le moment. Elle avait l'air sérieuse. Toutefois, des yaourts glacés, à Toronto ? Mieux valait que l'été soit chaud pour elle alors, parce que tout était gelé pour l'instant. Enfin, le temps qu'elle implante son entreprise ici, le soleil et la chaleur seraient revenus, très certainement.

- Et vous ? Vous êtes à Toronto depuis longtemps ? Vous faites quoi dans la vie ?

Je tournai la tête vers elle en remarquant que j'étais partie dans mes pensées. Je lui fis de nouveau un sourire et me préparai à bien faire attention à tout ce que je pourrais dire. Rien de trop personnel, rien de trop ancien, qui toucherait à un passé plus ou moins proche... je me devais d'être rigoureuse. Pour l'instant. Peut-être qu'un jour, si elle restait ici et qu'on finissait par bien se connaître, je pourrais lui avouer des choses. Ou bien, elle irait les chercher sur internet, comme la moitié des gens. Rien que par curiosité, en tapant mon nom pour me chercher sur un réseau social ou quelque chose du genre, elle pourrait tout découvrir. Et cette perspective me terrifiait, pour tous les jours, pour toutes les personnes que je croisais.

- Je viens de New-York, et auparavant d'Allemagne. J'ai déménagé l'an dernier pour venir ici à Toronto avec mes enfants. Je suis violoniste et je donne des cours à l'université de Toronto.

J'avais rapidement vu son regard changer quand j'avais parlé du violon. Au départ, je pensais que j'étais cuite, qu'elle m'avait reconnue... et après, je me rappelai que le violon, ça faisait du bien, et qu'elle avait peut-être peur d'être dérangée, elle aussi.

- Ne vous en faites pas, pour la musique, vous n'entendrez rien. J'ai fait insonoriser la plupart des murs, et notamment ceux qui sont adjacents à la cage d'escalier, et aussi le plafond. En gros, on ne m'entend pas du tout !

Elle avait l'air perdue dans ses pensées, encore une fois. Elle tourna la tête vers moi, me sourit et me répondit.

- Je viens de New-York, et auparavant d'Allemagne. J'ai déménagé l'an dernier pour venir ici à Toronto avec mes enfants. Je suis violoniste et je donne des cours à l'université de Toronto.

Mon regard s'illumina à la mention du violon. Elle est donc musicienne professionnelle ! Je me suis doutée de sa passion pour la musique quand j'ai vu le piano dans le salon mais je ne pensais pas qu'elle en avait fait son métier.

- Ne vous en faites pas, pour la musique, vous n'entendrez rien. J'ai fait insonoriser la plupart des murs, et notamment ceux qui sont adjacents à la cage d'escalier, et aussi le plafond. En gros, on ne m'entend pas du tout !

Elle avait dû mal interpréter ma réaction. Ce n'était vraiment pas le bruit qui me dérangerait, bien au contraire !

- Oh, je ne m'en fais pas, j'adore juste la musique et ça ne me dérangerait pas du tout de vous entendre jouer ! Et je trouve ça génial que vous partagiez votre passion avec de futurs violonistes, vraiment.

La musique était quelque chose que j'appréciais vraiment beaucoup. C'est une des choses qui m'ont vraiment aidée après mon accident, et si j'avais eu le temps j'aurais sûrement appris à jouer d'un instrument. Mon ventre qui se mit à gargouiller coupa net mon fil de pensées.

- Excusez-moi, je n'ai pas avalé grand chose aujourd'hui, ça vous dérangerait si on entamait le gâteau ?

Immédiatement, Sarah me fit signe qu'il n'y avait aucun problème avec la musique, avec le bruit. De toutes façons, il y aurait forcément du bruit avec deux enfants en bas âge, elle devait bien s'en douter. Même s'ils ne faisaient pas de bêtises, ça leur arrivait de crier, de pleurer, d'être énervés. Ils vivaient, en somme.

- Oh, je ne m'en fais pas, j'adore juste la musique et ça ne me dérangerait pas du tout de vous entendre jouer ! Et je trouve ça génial que vous partagiez votre passion avec de futurs violonistes, vraiment.

Je souris, en baissant un peu les yeux. Je n'allais pas répondre, parce que ça paraîtrait vraiment bizarre de dire ça, mais si tout n'avait pas changé, je n'aurais jamais été prof. Jamais. Ce n'était pas pour moi. J'étais faite pour la scène j'adorais ça. Mais j'étais sûre et certaine de ne plus jamais pouvoir monter sur la moindre scène pour jouer. Trop de souvenirs, toujours trop.

- Excusez-moi, je n'ai pas avalé grand chose aujourd'hui, ça vous dérangerait si on entamait le gâteau ?

Je relevai la tête en sursautant à demi. J'étais encore une fois partie dans mes pensées, comme une idiote. Il allait falloir que j'arrête de faire ça ! Je n'avais même pas remarqué que son ventre avait protesté.
Je me relevai pour aller chercher un couteau et assez de verres pour les quatre d'entre nous, ainsi que du jus de fruits. En revenant, je demandai aux enfants d'arrêter de jouer pour prendre leur goûter et venir manger le gâteau ramené par Sarah.
Une fois chacun servi, je levai mon verre vers mon invitée, avec un grand sourire, et en espérant que ce voisinage se passe bien et dure longtemps.

- A la vôtre Sarah, et à ce nouvel appartement et cette nouvelle vie à Toronto !

Encore une fois, elle avait l'air ailleurs. Elle se leva pour aller chercher le nécessaire pour que nous puissions manger et boire, et nous servit. Elle leva son verre pour trinquer.

- A la vôtre Sarah, et à ce nouvel appartement et cette nouvelle vie à Toronto !

Je levai mon verre à mon tour.

- A la vôtre ! dis-je en trinquant avec Abigail.

Je trinquai ensuite avec les enfants, qui attendaient avec impatience de taper leur verre contre le mien. Johanna s'y était très bien prise, ce qui ne fut pas le cas de Leopold, qui faillit renverser son verre que je rattrapai à temps, ce qui fit rire sa sœur. Tout le monde avait l'air d'apprécier ce petit goûter. Une fois leur part avalée, les enfants retournèrent à leurs jeux. Je décidai aussi de ne pas m'imposer plus longtemps, et de laisser ma nouvelle voisine retourner à ses occupations. Elle me raccompagna jusqu'à la porte. Avant de lui dire au revoir, je lui posai une dernière question.

- Cela ne vous dérange pas si on se tutoie à partir de maintenant ?

Finalement, Sarah et moi finîmes par trinquer, et les enfants participèrent à l’action. Je les regardai faire en souriant, et si Johanna se débrouilla comme une reine, j’eus soudain très peur pour ma table basse quand Leo s’attela à la tâche. Les enfants étaient de bonne humeur, ils étaient bien, et ils acceptaient Sarah avec plaisir, et sans rien dire. Ils l’avaient déjà adoptée, c’était une bonne chose. Et surtout, ça me faisait une voisine qui s’entendait bien avec les enfants, et qui aimait la musique. Bien. Je sentais que je pouvais lui faire confiance, mais il me faudrait quand même plus de temps que ça pour que la confiance prenne.
Nous discutâmes de tout et de rien, et je devais bien avouer que Sarah était une personne très agréable, joviale et surtout qui ne semblait pas se prendre la tête. Elle me parle de son entreprise aux Etats-Unis, et de ce qu’elle comptait en faire au Canada, et elle semblait tellement passionnée que je me pris au jeu et je la questionnai sans cesse.
Au final, elle décida de ne pas rester plus longtemps, même si elle ne dérangeait pas plus que cela, et elle se leva pour rejoindre son appartement. Elle n’avait pas loin pour rentrer chez elle, au moins. Je la raccompagnai jusqu’à la porte, et arrivée là-bas, elle reprit la parole avant de me quitter.

- Cela ne vous dérange pas si on se tutoie à partir de maintenant ?

Je lui fis un grand sourire. Je l’appréciais de plus en plus, et elle ne devait pas avoir trop d’écart d’âge avec moi. En fait, je me rendis compte qu’elle paraissait vraiment plus jeune que moi, alors que je me doutais que ce n’était pas trop le cas. Il fallait que je fasse quelque chose, parce qu’en réalité, c’était moi qui paraissait vieille. La solitude, certainement. Il fallait que ça change !

-Bien sûr, on peut se tutoyer, en tant que voisines ! Surtout, n’hésite pas, si tu as besoin de quoi que ce soit ! Je suis là tous les soirs, et le baby-sitter des enfants est là aussi avant que j’arrive !

Elle me sourit juste avant de me répondre.

-Bien sûr, on peut se tutoyer, en tant que voisines ! Surtout, n’hésite pas, si tu as besoin de quoi que ce soit ! Je suis là tous les soirs, et le baby-sitter des enfants est là aussi avant que j’arrive !

Abigail était vraiment une personne adorable. Bon, certes, elle avait l'air d'avoir eu quelques absences cet après-midi, et elle avait aussi l'air un peu sur ses gardes, mais ça je pouvais très bien le comprendre. Qui ne le serait pas en rencontrant une personne totalement inconnue ?

- Merci beaucoup, n'hésite pas non plus si tu as besoin de quelque chose, ou même si tu as des soucis de baby-sitter, je les garderais avec plaisir ! A bientôt !

C'était sur ces mots que je regagnai mon appartement de l'autre côté du palier. Ma nouvelle vie à Toronto commençait plutôt bien, et j'en étais plus que ravie.